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Livres et bibliothèques
Littérature de jeunesse : définition
--> Débat aux Parcours Professionnels Lille 2003

Qu’est-ce que la littérature jeunesse ? Quels critères pour la définir ?
Transcription du débat mené aux Parcours Professionnels de la Lecture jeunesse en décembre 2003. Avec Christian Grenier, Christian Poslaniec, Jean-Philippe Arrou-Vignod et Charlotte Ruffault.

Colette Gagey - Merci à vous d’être présents à la première heure du deuxième Parcours professionnel pour la lecture jeunesse, qui se tient donc à Lille.

Promouvoir la lecture pour les jeunes est un but que nous partageons tous. L’édition de livres pour la jeunesse a réussi en trente ans à se construire et à trouver son espace propre. Elle a attiré à elle des auteurs et des illustrateurs bien dans leur époque. Animée d’une créativité ouverte sur le monde, généreuse dans la diversité de ses accès sur la culture, elle se doit dans les années à venir de transmettre cette dynamique. Les éditeurs de jeunesse ont su montrer qu’ils savent prendre des risques, et innover, très largement. Ils souhaitent à présent créer de nouvelles actions avec ceux qui les relaient auprès de leurs publics, démontrer qu’ils sont porteurs des contenus, c’est-à-dire découvreurs de sens, dénicheurs de talents, des guides pour les lecteurs, des compagnons d’apprentissage pour les jeunes qui désirent embrasser ce métier formidable.

Le Syndicat national de l’édition et la COSP ont organisé ces rendez-vous d’un nouveau type, sous le signe de la rencontre, de la proximité et de la connivence, afin de nouer des liens avec les prescripteurs. Accompagnés d’auteurs, de spécialistes, d’enseignants, de personnalités de la région Nord-Pas-de-Calais, nous sommes là pour expliquer notre métier, parler de notre projet, et aussi pour écouter les experts du terrain. Pendant deux journées très denses, très actives, bâties en lien avec les diverses actions locales, se succèderont quatre forums, des tables rondes, qui seront plutôt des débats d’idées, des ateliers, qui seront plus des échanges d’expériences. Des cartes blanches aussi, cartes blanches aux éditeurs qui présenteront les innovations qui leur tiennent à cœur. Des rencontres enfin avec des auteurs.

Nous aurons le plaisir d’être avec vous, et de vous présenter aussi les différents métiers de l’édition. Il nous reste donc à vous souhaiter de passer de très bonnes journées d’échanges en notre compagnie. Et place au débat…

 

Jean-Daniel Remond – Si vous le voulez bien, je souhaite que tout d’abord les personnes qui sont autour de moi à cette table s’expriment. On prendra ensuite un temps pour les questions. Chacun des auteurs et des éditeurs ici présents nous proposera une définition aussi précise que possible de ce qu’il appelle « littérature de jeunesse » et des évolutions qu’il constate chacun de son côté.

Charlotte Ruffault - Je suis dans le secteur du livre de jeunesse depuis très longtemps et j’y connais tout le monde ou presque. J’ai eu un parcours professionnel qui m’a permis de rencontrer aussi le milieu de la prescription, j’ai été bibliothécaire pendant 5 ans et journaliste pour la jeunesse pendant une dizaine d’années. En fait, je suis toujours restée avec les enfants... Je suis aujourd’hui directrice éditoriale chez Hachette, responsable du roman, depuis maintenant presque deux ans, mais je suis éditeur depuis une dizaine d’années.

 

 

Christian Loock - J’ai été documentaliste en collège pendant une quinzaine d’années. Et puis, tout en restant documentaliste, j’ai été nommé formateur à la Mission académique à la lecture. C’est là que j’ai réalisé qu’il n’y avait pas d’autre lecture en collège que la littérature de jeunesse, et c’est comme cela que je suis devenu, non pas militant en littérature de jeunesse, mais formateur. Actuellement, je suis été affecté à l’université de Lille 3, où pour une partie de mon temps je m’occupe de formation à la littérature de jeunesse. J’ajoute que nous avons créé un site de littérature de jeunesse, sur lequel nous diffusons les travaux des étudiants. Il s’appelle Lille 3 Jeunesse et a connu un certain succès, puisqu’il est l’un des seuls à avoir une dimension universitaire. Je n’en ai aucun mérite, puisque ce sont les étudiants qui s’expriment, et pas moi !

 

Jean-Philippe Arrou-Vignod -  Je suis romancier pour les adultes, romancier pour la jeunesse. Je suis aussi professeur de lettres dans un collège de la banlieue parisienne. Je suis enfin éditeur depuis une dizaine d’années. Je me suis occupé de la collection Page blanche chez Gallimard, consacrée à un public adolescent. Depuis environ un an et demi, je suis responsable de la collection Hors piste, qui s’adresse à de plus jeunes enfants. Dernière casquette, je suis un lecteur boulimique de littérature jeunesse et de littérature adulte.

 

Christian Grenier - Je suis essentiellement écrivain. J’ai été aussi prof de lettres, directeur de collection, grand lecteur. J’ai travaillé un peu dans l’édition, mais depuis quinze ans je vis de ma plume Dans une intervention qui est prévue demain matin, je parlerai de mon propre parcours d’écrivain, de lecteur, mais aussi et surtout de la spécificité de l’écriture jeunesse. Je pense que c’est à ce titre que je suis à cette table, parce que je ne suis pas un spécialiste de la littérature jeunesse, je suis plutôt l’écrivain - qui a moins réfléchi que les autres sur ce problème !

 

Christian Poslaniec – Puisqu’il en faut un, je suis un spécialiste de la littérature de jeunesse ! Il y a trois semaines, j’étais au Cateau-Cambrésis, pas loin d’ici. Il y a quinze jours, j’étais à Blois, etc. Je passe beaucoup de temps sur le terrain, à rencontrer des gens, à faire des conférences, à aller dans les classes, à rencontrer des élèves, à animer des ateliers d’écriture ou de lecture avec eux. Ceci en fonction des diverses visières de ma casquette tournante, puisque j’ai plusieurs fonctions. J’ai été chercheur pendant quinze ans à l’Institut national de la recherche pédagogique, où j’ai mené des recherches sur la littérature de jeunesse, sur la réception des livres pour les enfants par les enfants, sur l’écriture littéraire, sur la façon dont les enfants deviennent des grands lecteurs ou des petits lecteurs, entre autres.

J’ai mené une carrière d’écrivain, si l’on peut parler de carrière en l’occurrence ! J’ai écrit en parallèle pour les enfants, pour les adultes, du théâtre, de la poésie, des romans, des nouvelles, enfin des tas de choses qui m’intéressent. Et c’est souvent à ce titre que je rencontre des enfants. Et depuis tout aussi longtemps j’ai créé un organisme qui s’appelle « Promolej » (promotion de la lecture et de l’écriture des jeunes). Il réunit une cinquantaine de personnes qui sont des pionniers de la littérature de jeunesse et il y en a dans cette salle d’ailleurs. Cet organisme est en contact avec pratiquement tous ceux qui agissent et c’est la raison pour laquelle je connais aussi à peu près tout le monde autour de cette table. Depuis un mois, je suis président de la commission de choix des livres du ministère de l’Education nationale.

Jean-Daniel Remond -  On va ouvrir le débat sur la question essentielle : est-ce que le terme « littérature jeunesse » a un sens, est-ce qu’il existe vraiment une littérature jeunesse, et si oui, est-ce qu’il y a des critères pour la définir. Quelqu’un vient de se présenter comme spécialiste de littérature jeunesse, un autre a dit « moi je suis romancier, mais je suis pas forcément concerné par la littérature jeunesse ». Est-ce que l’on peut y voir un peu plus clair sur cette notion ?

 

Charlotte Ruffault – Je  me suis posé la question pour cette rencontre. En vingt-cinq ans, ça vaut le coup de la poser à nouveau de temps en temps, car c’est quelque chose qui peut évoluer. Aujourd’hui, dans « littérature jeunesse » - ou « littérature de jeunesse » -, on entend plusieurs choses. Ce sont deux mots qui couvrent quasiment un siècle de production. Il y a eu des milliers de livres produits, publiés, et des générations de lecteurs se sont succédé. Aujourd’hui, un parent qui se présente dans un rayon jeunesse se trouve face à une multitude de sollicitations qui, s’il n’a pas le mode d’emploi, peut le plonger dans une très grande perplexité. Nous-mêmes éditeurs aussi.

ça me fait penser à la bande FM. Si on passe très vite sur les longueurs d’onde, on n’entend que des petites bribes de sons, à toute allure. Le parent qui laisse circuler son regard dans le rayon jeunesse ne va récolter que des bribes d’impression : beaucoup de couleurs, de grands formats, de petits formats, de choses souples, de choses qui ressemblent à des objets, etc. La littérature jeunesse, sur la bande FM de l’offre éditoriale, c’est un peu comme un curseur qui parcourt sur la littérature sous toutes ses formes, et puis le public jeunesse sous toutes ses formes. Avec des éditeurs qui proposent une multitude d’émissions.

 

Jean-Daniel Remond - Il y a une littérature jeunesse avec un spectre…

 

Charlotte Ruffault -  … extraordinairement diversifié. Et il y a aussi un public extraordinairement diversifié. Il y a donc de la littérature, ou des littératures, comme je préfère dire, et des publics jeunesse. Voilà le critère de définition de la littérature jeunesse.

Ca peut aller des très grands classiques, qu’on trouve encore aujourd’hui,  l’Iliade, l’Odyssée ; les farces du Moyen-âge, qui sont d’ailleurs fortement prescrites à l’école. Mais aussi une littérature qui s’est transmise à travers les générations : Hector Malot, Dickens, London.  On trouve des textes qui peuvent paraître très anciens aux enfants, mais qui sont encore très largement diffusés et lus. Et également une multitude d’œuvres contemporaines, aussi bien albums, livres pour les tout petits, que romans ; on en parlera demain matin, quand on fera un panorama du secteur jeunesse.

La littérature jeunesse, c’est donc un mélange de genres, de formats et c’est surtout un public très varié. Donc le public jeunesse aujourd’hui est complexe et flou. On va débattre cet après midi, puisqu’on va parler de frontières, ou d’absence de  frontières. On ne sait pas très bien où ça s’arrête, et finalement on se demande même si ça s’arrête. Donc ça sera débattu, je ne m’étendrai pas longtemps. Il y a malgré tout une frontière qui a sauté récemment, et on en est tous très contents, c’est  celle entre littérature adulte et littérature jeunesse. Finalement il n’y a qu’une seule littérature. L’abolition de cette frontière vient de l’étranger. Il y a cinq ans, il était absolument inimaginable qu’un enfant puisse entrer dans un pavé comme celui-ci (Harry Potter). Pas un éditeur n’aurait parié sur un livre comme celui-ci. Merci à Harry Potter qui nous a ouvert les yeux et qui a surtout révélé un public stupéfiant. On quittait juste « Chair de poule », une série très précise dans son offre, et qui avait peut être réconcilié beaucoup d’enfants avec la littérature jeunesse, avec le livre plutôt. Harry Potter a soudain révélé qu’il y avait encore en France des grands lecteurs, et beaucoup.  Ca a été un émerveillement pour nous tous éditeurs. On n’en était plus très certains dans la fin des années 90. Les grands formats - terme qui vient du monde anglo-saxon, de Grande-Bretagne, puisque Rowling est britannique  ! - ont ouvert les horizons de ces œuvres qui se promènent entre l’adulte et l’enfant. L’adulte lit avec un immense plaisir de manière spontanée, sans aucune démagogie, ni sans souci de pédagogie, les livres des enfants. Voilà…

Il faudrait aussi parler des adultes qui écrivent ces livres. Ils ont beaucoup changé, entre la comtesse Sophie de Ségur et les jeunes auteurs qui arrivent aujourd’hui, qui ont parfois 23 ans, 25 ans. Ce n’est pas du tout la même chose. Ils ne viennent pas du même horizon, n’ont pas les mêmes références. Ils n’ont pas du tout la même idée ni de la littérature ni de la jeunesse, de l’enfant. Je ne suis pas certaine que les auteurs se préoccupent tous de l’enfant, mais je crois que tous les auteurs se préoccupent d’abord de dire quelque chose qui les démange, c’est à nous éditeurs de choisir si on pense l’adresser aux enfant ou pas.

 

Jean-Daniel Remond - Merci. Qui veut réagir ?

 

Christian Loock - Quand j’essaie de réfléchir à la définition de la littérature de jeunesse, j’ai la démarche un peu traditionnelle d’interroger le dictionnaire. Je suis retourné voir hier le Robert, et on s’aperçoit que pour « littérature » il y deux définitions possibles.  Il y a d’une part l’ensemble des écrits consacrés à un sujet. Dans cette perspective, on peut considérer comme littérature la littérature médicale, la littérature scientifique, la littérature professionnelle, enfin toutes les littératures consacrées à un sujet. La littérature de jeunesse désignerait alors les écrits destinés à la jeunesse, comme la littérature médicale est destinée aux médecins ou aux malades, sans visée de caractère esthétique. La deuxième définition, évidemment, concerne les écrits qui ont un caractère esthétique. Donc ne serait littérature selon ce deuxième sens que les ouvrages qui ont un caractère esthétique. A partir de là, la question devient complexe. Tout le monde est bien d’accord sur le fait que la fiction fait partie de la littérature, en particulier le roman, et aussi le conte, mais ces écrits ont-ils toujours un caractère esthétique ? On peut se poser la question pour la fiction de série.

A l’Université, on me pose la question : « Tu fais des cours de littérature de jeunesse, mais est-ce que tu considères que l’album et le documentaire font partie de la littérature ? » Pour l’album graphique, c’est évident qu’il y a une recherche esthétique, mais on est en même temps dans une initiation à l’art. Pour le documentaire, si je prends deux exemples anciens, comme les collections « Les yeux de la découverte » chez Gallimard, ou la collection « Regards d’aujourd’hui » chez Mango, il est évident qu’il y a aussi un travail esthétique, et qui ne tient pas qu’aux images.

Ce que je dis n’est pas très différent de ce que dit Charlotte Ruffault, mais c’est extrêmement difficile de délimiter la littérature de jeunesse. De plus, si on reste dans le domaine de la fiction, les fictions audiovisuelles sont souvent liées aux fictions écrites et la télévision puise très largement dans le vivier des œuvres de jeunesse, en les diffusant en direction des adultes.… On pourrait aussi parler des fictions interactives qu’on voit apparaître, et dont les univers et les scénarios viennent souvent de la littérature.

J’ai interrogé le terme « littérature », je peux aussi interroger le terme « jeunesse » et ce n’est pas beaucoup plus précis. Dans le passé, on parlait de « littérature enfantine », de « littérature d’enfance »,  « d’enfance et de jeunesse ». Maintenant, on parle plutôt de « littérature de jeunesse » ou encore de « littérature jeunesse ». ça veut dire que les adolescents sont venus rejoindre les enfants, et on ne sait pas très bien où s’arrête l’adolescence, puisqu’on a créé la catégorie « jeunes adultes ». Là encore, vient la question des frontières : quelle est la différence entre un livre pour les adolescents, un livre pour les jeunes adultes, un livre pour les adultes ? la frontière est très floue…

Je me risque à avancer une idée qui pourra choquer. Il me semble que ce qui caractérise la jeunesse, c’est qu’elle désigne des personnes qui sont en formation. Cela concerne aussi bien le bébé, qui doit mettre des mots sur des objets et des images, que l’adolescent qui dispose encore d’un vocabulaire limité et d’une expérience de la vie limitée. Ce qui serait commun aux bébés et aux adolescents, c’est que la personne qui écrit aurait en tête le fait qu’ils sont en formation.  Il n’y a rien de commun entre les albums à toucher des bébés et les romans pour adolescents, qui peuvent être durs et parfois scabreux. Malgré tout, ce qui les rassemble, c’est que les lecteurs disposent d’une expérience incomplète et que l’auteur en tient nécessairement compte et ressent une responsabilité vis-à-vis d’eux. Je termine  en anticipant sur la critique : on  peut considérer que les adultes aussi sont toujours en formation, ce qui ne simplifie pas la réflexion.

 

Jean-Daniel Remond – Merci ! Christian, voulez-vous embrayer ?

 

Christian Poslaniec - Le mot « littérature » au sens moderne du terme, a deux siècles. C’est Mme de Staël qui a employé ce terme au sens moderne dans De la littérature. La littérature de jeunesse, au sens où on l’entend maintenant, existe depuis le milieu du XIXe siècle. La première collection paraît chez Hachette et Madame de Ségur est le premier auteur. La Bibliothèque Rose est la première collection créée, suivie immédiatement par les collections de Hetzel, qui étaient aussi des revues, puisqu’au départ, c’était extrêmement lié. Auparavant il existait une littérature qui ne portait pas ce nom-là, et qui était tenue entièrement par des éditeurs catholiques puisqu’à l’époque ils assuraient l’éducation. Je vous rappelle que l’éducation laïque n’a commencé qu’a la fin du dix-neuvième siècle, dans les années 1880.

Cela dit, je ne me pose plus de questions comme  « est-ce que la littérature de jeunesse est de la littérature ? ». Il y a des textes qui l’affirment, ce sont des instructions officielles du ministère de l’Education nationale qui datent de deux ans. C’est la première fois que des instructions officielles disent que la littérature de jeunesse est de la littérature, qu’elle ne se distingue pas de la littérature destinée aux adultes. Avec des arguments extrêmement précis à l’appui.

Quant aux frontières, ce sont les adultes qui les créent. Je peux en donner un exemple à partir d’une recherche que j’ai menée avec un groupe qui s’appelle « comportement de lecteurs du CM2 ». Nous avons étudié pendant un an les lectures de 200 gamins pris dans toute la France, avec un outil qui nous permettait de savoir ce qu’ils lisaient réellement en dehors de la classe et en  classe, Il est inutile de vous dire que l’on a recueilli comme cela plusieurs milliers de titres de livres, car leurs lectures sont extrêmement diversifiées. Or un des critères qui est apparu, c’est qu’ils lisaient indifféremment des livres contemporains et des livres dits classiques, tant qu’ils ne savaient pas qu’il s’agissait de livres classiques. Dès qu’on attirait leur attention là-dessus, en disant « attention, ça c’est admirable », c’était terminé, parce qu’ils ont en tête la différence entre lecture personnelle et lecture scolaire. Soyons donc pragmatiques : plus on essaye de contraindre un enfant à lire et plus on le détourne de la lecture. C’est la contrainte qui détourne en l’occurrence.

Je voudrais quand même rentrer vraiment dans le débat... On ne voit que ce qu’on sait, c’est Bachelard qui disait cela, c’est-à-dire que l’on ne voit réellement pas ce dont on n’a jamais entendu parler. C’est pour cette raison que j’ai intitulé l’un de mes cours de maîtrise sur Internet en littérature de jeunesse : « la littérature de jeunesse, une littérature invisible ».

De fait, pour les instances qui entérinent la culture et la littérature, comme les académies et les grands prix nationaux, la littérature de jeunesse est invisible, on ne la voit pas et c’est vraiment très curieux. Christian Loock a cité le Robert tout à l’heure, moi je vous citerai l’Encyclopaedia Universalis, dans laquelle certains auteurs n’existent pas en tant que tels. Il y a Pinocchio par exemple, mais il n’y a pas son créateur. Colodi est relégué, il n’est pas important alors que le personnage de Pinocchio l’est.

 Or depuis quelque temps, les chercheurs et les universitaires commencent à la voir cette littérature invisible, peut-être parce qu’elle s’impose d’une certaine façon. Quand on pense aux grands prix de littérature, par exemple le Nobel, savez-vous que Selma Lagerlöf a obtenu le prix Nobel au début du XXe siècle ? et qu’est ce qu’on connaît d’elle maintenant : une œuvre pour la jeunesse ? Citez-moi un autre titre ? Aucun des grands auteurs qui ont été couronnés, par exemple par le Goncourt, ne l’a été pour une œuvre concernant la jeunesse. De Saint-Exupéry par exemple, on lit de moins en moins  Vol de nuit ou Pilote de guerre, mais tout le monde pense évidemment au Petit Prince. La littérature de jeunesse, petit à petit, s’est imposée à la postérité, même sans dire son nom.

A partir de là, on a pu se pencher sur ce qu’est la littérature de jeunesse, et contrairement à ce que beaucoup croient, on peut définir actuellement la littérature de jeunesse d’une façon rigoureuse du simple fait que cette littérature est destinée aux enfants, ce qui peut s’analyser. ça induit au moins trois caractéristiques, que la plupart du temps on retrouve solidairement dans les livres pour la jeunesse et qui valent  pour 95 % d’entre eux. (En sciences humaines, il y a toujours une définition rigoureuse et il y a toujours une partie qui échappe à la définition.) Premièrement, les livres pour  la jeunesse, pour la plupart d’entre eux, racontent une histoire, même si ce n’est qu’une tranche de vie. Ce n’est pas du tout le cas, avec la littérature pour adulte et si vous voulez vous amuser à aller plus loin comparez donc les textes qui ont été écrits successivement pour les enfants et pour les adultes, comme l’a fait Daniel Pennac par exemple avec Messieurs les enfants  d’une part et Kamo d’autre part, ou bien Philippe Delerm avec C’est bien  d’un côté et La première gorgée de bière  de l’autre. On retrouve les mêmes textes, les uns racontent une histoire, les autres pas.

Deuxième trait de définition : l’un des personnages est un enfant, évidemment pour favoriser l’identification du lecteur. Je dis bien l’un des personnages, je ne dis pas le narrateur, je ne dis pas le héros. Moi même d’ailleurs, je m’efforce de faire écrire un adulte quand j’écris des livres pour la jeunesse, mais il y a toujours un enfant comme personnage.

Troisièmement, les instances littéraires sont utilisées d’une façon simple. Par exemple, le temps a tendance à être chronologique, le personnage a seulement quelques facettes. Je ne dis pas que ce sont des personnages bâtis à la machette, mais ils ont un nombre limité de facettes. Et l’écriture a un pourcentage restreint de tropes, ou de lexique recherché.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas, et je tiens tout de suite à préciser trois choses : Premièrement ces particularités ne peuvent en rien nourrir un jugement sur la valeur littéraire des œuvres. Il n’y a pas simplisme ni réduction. Quand on écrit pour les enfants, on écrit pour un destinataire particulier et ça ne veut pas dire qu’on simplifie une écriture qui pourrait être destinée aux adultes. Par exemple, les instances dont je viens de parler sont simples quand elles sont prises séparément. Quand on regarde de quelle façon  riche et subtile elles sont liées entre elles, il n’y a rien de plus complexe. Cela veut dire que ces caractéristiques sont simplement des règles du jeu littéraire que se donne un écrivain, au même titre que lorsqu’il veut écrire dans un genre littéraire précis. Pour écrire par exemple un roman de science-fiction, il y a des règles à suivre, même si l’on veut transgresser certains canons esthétiques. Dans tous ces cas, ces règles du jeu qu’on se donne sont du même type que celles que l’on se donne pour la littérature de jeunesse.

Deuxièmement, même si un texte destiné à la jeunesse contient implicitement un lecteur virtuel qui est un enfant, il peut contenir également un lecteur adulte, et je peux citer des tas d’exemples d’albums destinés aux jeunes dont certains aspects s’adressent aux adultes, ce qui explique aussi le flou des frontières. ça s’adresse aux enfants, mais ça peut s’adresser également aux adultes.

Troisièmement, au moment où il écrit, l’auteur a dans la tête un  lecteur modèle qui est la plupart du temps inconscient. C’est aussi le cas de l’éditeur qui accepte ou refuse le livre. Ce qui est terrible, c’est que cette image est fluctuante, nourrie d’idéologie, de souvenirs d’enfance, d’enfants réels. C’est ça le principal facteur qui fait qu’un livre s’adressera plutôt à tel type d’enfant, que tel choix d’éditeur va orienter le livre plutôt vers tel type de lecteur et cela détermine davantage l’écriture que tout le reste.

 

Jean-Daniel Remond - Bien, pour l’instant on a des critères. On va essayer d’aller un petit  peu plus loin. Jean-Philippe, vous nous donnez votre point de vue …

                                                                                                  

Jean-Philippe Arrou-Vignod - Eh bien, c’est souvent utile de répondre à une question en posant d’autres questions. On se demande ce que c’est que la littérature jeunesse, j’aimerais qu’on se pose la question : qu’est ce que c’est que la littérature vieillesse ? On peut complexifier encore, qu’est ce que c’est que la littérature pour femmes, qu’est ce que c’est que la littérature pour hommes, qu’est ce que la littérature pour femmes blondes, la littérature pour hommes mûrs dégarnis habitant dans la région parisienne ? Ce que je veux faire entendre ici, c’est que, au cœur de cette question, on a deux termes littérature et jeunesse et puis on a une préposition absente. Littérature de jeunesse, littérature pour la jeunesse, ça paraît un pinaillage de spécialistes mais je crois que c’est une vraie question et Christian l’a abordée en parlant de destination. Il a évoqué ces deux catégories mises en place par Sartre dans Qu’est ce que la littérature ? Il oppose lecteur virtuel et lecteur réel, le lecteur virtuel étant, on le rappelle, le lecteur que se propose l’écrivain au moment où il écrit, le lecteur réel étant le public effectif qui va lire son livre.

Or la question peut se poser ainsi : peut-être  la littérature jeunesse est elle une littérature qui a été produite par des écrivains qui se sont donné pour public virtuel  des enfants. Sans doute la littérature jeunesse contient-elle un certain nombre de livres de ce type. On pourrait aussi multiplier les exemples montrant que finalement, dans une collection de littérature jeunesse, il y a beaucoup de livres qui au départ n’ont pas été écrits pour les enfants, mais que le temps, l’usage, le public lui même s’est approprié pour en faire de la littérature jeunesse. On peut citer un certain nombre d’exemples, on peut penser à Jules Verne, plus récemment au grand auteur jeunesse dans les collèges qui s’appelle Jean-Baptiste Poquelin. Etudier en classe une pièce de Molière, c’est un bonheur en général, les enfants raffolent de Molière. Molière est-il un auteur pour la jeunesse ? On peut penser aussi à la publication dans une collection jeunesse du livre de Kressman Taylor Inconnu à cette adresse, qui a un énorme succès auprès des grands enfants/jeunes adolescents. Ce n’était pas a priori un livre destiné à la jeunesse.

Donc, premier point : est-ce que tous les livres jeunesse sont écrits pour des enfants ? Cela n’est pas certain, est-ce que tous les livres écrits pour les enfants rencontrent un public d’enfants ? ça n’est pas sûr non plus ! Est-ce que le public réel recouvre forcément le public virtuel ? On peut citer des tas d’exemples de livres destinés a priori à la jeunesse et qui ont rencontré chez les adultes un grand succès. Nous sommes tous adultes et nous continuons à lire des livres jeunesse, et ces livres ne satisfont pas seulement en nous notre part d’enfance. Donc, j’ai l’impression que finalement, la littérature jeunesse est une espèce de champ qui n’est pas clos, qui ne peut se laisser enfermer dans des critères, mais c’est une espèce de tranche de la littérature qui se déplace à la fois au gré des lecteurs mais aussi au gré du temps. Je crois que des textes qui autrefois étaient considérés comme textes adultes sont devenus jeunesse. Peut-être certains textes jeunesse vont-ils devenir avec le temps, avec l’évolution des lecteurs, avec l’évolution des mentalités,  des textes lus par les adultes. Donc j’ai l’impression qu’on est plutôt dans un secteur très vague et flou, pour lequel on ne peut en définir des critères.

Est ce qu’il y a des genres propres à la jeunesse ? Je n’en suis pas sûr.  Je crois que dans une bibliothèque jeunesse on rencontre à peu près tous les genres. Est-ce qu’il y a des thèmes réservés à la jeunesse ? Je n’en suis pas sûr non plus. J’ai l’impression qu’on peut trouver tous les thèmes, tous les genres. C’est le traitement plus ou moins accessible, le thème plus ou moins accessible et la forme utilisée, la langue utilisée, plus ou moins accessible, qui vont faire qu’un livre à un moment donné deviendra accessible à la jeunesse.

Je voudrais prendre un exemple personnel, si vous le permettez. J’ai commencé en écrivant des livres pour adultes et une amie éditrice m’a dit un jour « Tu devrais écrire des livres pour la jeunesse ». L’idée était passionnante, car quand j’étais enfant, j’étais nourri de la littérature jeunesse. C’est le socle de ce qui fait mon intérêt pour les livres, pour la lecture et pour l’écriture. Idée terrifiante en même temps, qu’est ce que c’est qu’écrire pour la jeunesse, qu’est ce que je vais faire, quels mots je vais trouver, qu’est ce que je vais raconter ? La solution que j’ai trouvée finalement, c’est d’oublier complètement ces questions-là et de me dire : bon, raconte-toi les histoires que tu avais envie de raconter quand tu étais enfant. Raconte-toi les livres que tu n’as pas lus quand tu étais enfant et qui t’auraient passionné. Et je me suis jeté là-dedans, au bout du compte non pas en visant une sorte d’enfant lecteur idéal devant moi, mais en me racontant à moi tout seul des histoires. Je me suis amusé à rêvasser en gamin et à écrire en gamin, et au bout du compte, ces livres ont rencontré un public d’enfants. Les mots que j’utilise ne sont pas les mots de leur langage, les thèmes que j’aborde, je ne crois pas qu’ils soient des thèmes très contemporains ou très modernes ou très branchés. Tout à coup, il y a une rencontre entre quelque chose d’enfantin en moi, écrivain qui ai passé cet âge mais qui garde encore, me semble-t-il, des éléments de l’enfance très fortement ancrés en moi, et ces enfants d’aujourd’hui. Et puis, j’ai écrit un roman pour les adultes qui s’appelle L’homme du cinquième jour, et il a reçu un prix des jeunes.

Donc je me dis que tout est très flou, on ne sait pas exactement pourquoi on écrit, on ne sait pas pour qui on écrit. Peut-être en revanche écrit-on dans des états particuliers, par moments, en état d’enfance et ces livres-là sont des livres qui sont reçus plus largement par les enfants. A d’autres moments, c’est en nous une instance, un moi adulte qui parle et qui a plus de chances d’être lu ou reçu par un public adulte.

 

Jean-Daniel Remond - Merci ! Point de vue très intéressant.

Christian Loock - Il y a longtemps, j’avais fait un voyage avec des élèves, en Bretagne, chez Yvon Mauffret. Nous l’avons harcelé pendant trois jours, pour essayer de lui faire dire pourquoi il écrivait pour les enfants. Il a eu en définitive cette phrase que je trouve merveilleuse, en gros : « Bon, je me promène sur la plage, je trouve une histoire, et puis je l’écris. Et quand elle est écrite, je m’aperçois qu’elle est sortie pour un enfant de douze ans, je n’y peux rien ! ». Il y a en fait plusieurs postures possibles pour l’auteur de jeunesse. Il y a celle dont parlait Jean-Philippe tout à l’heure, « Je me mets dans mon enfant, et je me raconte les histoires pour enfants, les histoires que j’aurais aimé lire quand j’avais douze ans. » Il y a la position de Mauffret, qui est certainement resté un gamin quelque part, bien qu’il approche les 80 ans ! Et puis, il y a les gens qui font un travail pour que leurs textes soient accessibles pour les enfants. Il y a d’autres postures encore, mais je ne veux pas monopoliser la parole…

 

Jean-Daniel Remond - Charlotte aussi voulait réagir…

 

Charlotte Ruffault - On parle des deux extrémités, celui qui émet l’œuvre, et puis celui qui la reçoit, l’enfant. Entre eux, il y a une multitude d’intermédiaires, qui vont tous avoir un rôle à jouer dans cette définition. Le premier intermédiaire pour l’auteur, ça va être l’éditeur qui va recevoir ou pas l’œuvre qu’il apporte. Je suis toujours extrêmement émue quand je suis face à un auteur, et quand je lui restitue ma lecture de son manuscrit. J’ai en face de moi, physiquement, exactement l’humeur du moment où il l’a écrit, et puis presque physiquement l’âge de celui qui l’a écrit. A part la question de l’écriture, qui est du ressort de l’adulte, je rejoins complètement ce que dit Jean-Philippe. Tout ça dépend du moment, de ce qu’il a comme urgence à poser sur le papier, et ça le transforme lui-même : à ce moment là il est complètement dans l’humeur de cet âge.

Mais nous éditeurs, pensons : « Alors, ce truc-là, je vais le mettre où ? ça se situe comment ? C’est un genre, c’est pas un genre ? C’est tel âge, c’est pas tel âge ? ». Ca devient de plus en plus difficile aujourd’hui, et c’est là où je ne suis pas complètement d’accord sur la définition de la littérature jeunesse de Christian. Je trouve que les auteurs, et particulièrement les jeunes auteurs, osent des complexités, ont des fulgurances et que justement ils ne se préoccupent pas trop de la transmission. Et je trouve que le lecteur lui même évolue énormément en ce moment, peut être grâce à la télévision. Il accepte des œuvres d’une complexité rare, avec une gestion du temps parfois presque incohérente. Et il l’accepte complètement. Il est beaucoup moins rigide que nous ne pouvions l’être. Plus jeune, j’avais une sorte de vigilance sur le texte. Et en vieillissant, j’abandonne cette vigilance, j’accepte plus l’incohérence, j’accepte plus l’auteur, surtout quand il est jeune. Je me dis qu’il a peut-être raison, parce qu’il va rencontrer son public…

Donc j’ai en face de moi quelqu’un qui arrive, qui est ému lui aussi, et je lui restitue ma lecture, en essayant de lui dire « bon sang, mais qui se cache derrière cette chose-là, et qui va la recevoir… » Mon métier d’éditeur, c’est toujours de positionner, et d’accepter de positionner ce que l’on m’apporte dans un catalogue. Je dois établir un contrat avec l’auteur,  et c’est un contrat rigoureux, encadré par la loi, qui dit : « Je vais diffuser le plus possible ce que vous m’avez apporté ». Mon rôle, c’est d’en délimiter le territoire, et de définir à qui je vais offrir ce texte. Je le fais en mettant le texte dans un catalogue. Chaque éditeur le fait à sa façon, selon ses critères. Vous allez voir comment cela se passe dans l’atelier intitulé « les choix éditoriaux ».

L’éditeur a un rôle fondamental, mais il n’est pas le seul ! Après l’éditeur, il y a celui qui va acheter, et le premier acheteur c’est le libraire. Le libraire décide si oui ou non il a envie de mettre l’œuvre dans sa boutique, et il décide de le mettre dans sa boutique à tel ou tel endroit : en dessus, en dessous, à droite, à gauche, dans un genre, par ordre alphabétique, etc. Lui aussi il va déterminer la circulation de cette œuvre, et sa définition, au passage. Ca fait encore comme un couloir labyrinthique. Après le libraire, il y a l’acheteur. J’ai le sentiment qu’en ce moment, à partir de 8-9 ans, ça devient de plus en plus les enfants. Mais il y a encore des adultes qui achètent des livres pour enfants.

Et puis il y a ceux qu’on a appelé les « prescripteurs », enfin c’est un vilain mot, maintenant on préfère dire les « passeurs ». Donc, il y a les bibliothécaires, les enseignants, tous ces gens qui fréquentent l’enfance et qui ont envie de transmettre aux enfants des œuvres littéraires. Eux aussi, ils vont acheter l’œuvre, avec déjà un point de vue sur l’utilisation qu’ils vont en avoir : « A qui je vais le donner, à qui je vais le faire lire, où est-ce que je vais le mettre dans la bibliothèque ? » Et puis, il y a l’enseignant : « Est-ce que c’est quelque chose pour les sixièmes, pour le CM2, pour le cycle 3… ». Encore une fois, on canalise cette œuvre qui va se retrouver à un endroit très précis. J’ai été bibliothécaire, et le catalogage était ma hantise, en particulier les mots-matières. Il n’y a rien de plus terrible que de qualifier une œuvre par un mot, ou deux, ou trois. Et seul le mot conduira l’enfant à cette œuvre-là.

Et voilà qu’on arrive à l’enfant ! Avec de la chance ! Il ne faut jamais oublier la circulation d’une œuvre quand on parle de littérature jeunesse. Chacun se situe derrière le livre, il est plus ou moins enfant. Il est comme l’auteur venu se promener sur le territoire de l’enfance. Je pose toujours la question aux éditeurs qui viennent en formation dans mon secteur : « Mais au fait, pourquoi venez vous en jeunesse ? ». C’est important de se poser la question et je me la suis posée un jour. J’ai failli m’échapper mais je n’ai pas pu le faire. Il se trouve que j’ai eu une enfance merveilleuse, que je retrouve effectivement tout ce que j’ai aimé dans mon enfance, c’est-à-dire le goût pour tout ce qui surprend, l’étonnement permanent. Il n’y a pas un matin sans qu’on ait à lire quelque chose de stupéfiant. Comme un enfant, on nage en permanence dans le merveilleux, soit un merveilleux réel, celui de la nature, soit un merveilleux inventé. Je vous pose la question à vous aussi : pourquoi êtes-vous là aujourd’hui ?

 

Jean-Daniel Remond -  On va y venir tout à l’heure, merci.  Et pour vous, Christian Grenier, qui au départ étiez étranger à cette littérature….

 

Christian Grenier - Oui, tout a fait, je suis entré en littérature de jeunesse un peu par hasard et presque malgré moi. J’ai envie de répondre à la question de Charlotte Ruffault  « qu’est-ce que vous faites ici ? », parce que je me demande si je suis à ma place et si je suis vraiment un auteur pour la jeunesse.  Je n’ai pas toujours l’impression d’écrire des romans pour la jeunesse… Je sais que ce que j’écris est jugé par les prescripteurs, il faut bien les appeler comme ça, et souvent classé en littérature de jeunesse, et j’ai fini par comprendre que j’étais un auteur jeunesse. Sans « pour », sans « de », auteur jeunesse. Qu’est ce qui fait que je m’aperçois 33 ans plus tard que je suis un auteur jeunesse ? Je suis entré en effet par hasard en littérature tout court, parce que j’avais écrit un gros roman-feuilleton de 700 pages  pour ma femme. C’était en 68, nous étions jeunes mariés.  Elle venait de lire La nuit des temps de Barjavel et elle avait beaucoup pleuré. Elle m’avait dit : « Si c’est  vraiment ça la science-fiction, je n’en lirai plus, c’est trop triste ». Moi, j’écrivais déjà depuis 15 ans sur des cahiers des poèmes, des contes, des récits, des nouvelles, des pièces de théâtre, des opéras, des romans-feuilletons. Je lui ai dit : « Rassure-toi, je vais t’écrire un roman qui sera un roman de science-fiction et tu ne pleureras pas. ça  finira bien, ça sera aussi beau que Barjavel. » J’ai réussi en partie mon opération, mais je ne suis pas sûr qu’il était aussi beau que La nuit des temps. à l’issue de lecture de mon roman, ma femme m’a dit : « Tu pourrais le donner à lire à tes amis ». Donc je l’ai donné à lire à mes amis, qui avaient mon âge, c’est-à-dire 25 ans. Tous et toutes m’ont dit : « Propose-le donc à un éditeur ». Je n’avais jamais rien proposé à un éditeur. Pour la première fois, j’avais un texte écrit à la machine. J’ai donc envoyé ce texte à Hachette sous la pression et sous l’impulsion d’un certain Raoul Dubois, qui à l’époque était un collègue. Il y avait peut être un petit peu de malice derrière ce qu’il m’avait suggéré parce que deux mois plus tard j’ai reçu une réponse, me disant : « 700 pages, c’est gros pour de la littérature jeunesse... c’est de la science-fiction et les jeunes ne lisent pas de science-fiction... c’est trop compliqué, nous-mêmes on n’a pas tout compris ... ».

Mes amis qui avaient 25 ans avaient compris ; j’avais des élèves qui à l’époque avaient 15 ans et auxquels j’avais subrepticement confié le manuscrit,  ils l’avaient lu, ils avaient tout compris ; mais il y avait des lecteurs chez Hachette qui à 35 ans ne comprenaient pas tout, ça m’étonnait beaucoup. (ça a changé depuis que Charlotte Ruffault est là, tout a changé de toute façon.) Par contre Olivier Séchan avait ajouté à la main, gentiment : «Vous devriez l’adresser tout de même à Tatiana Rageot, parce qu’elle cherche des textes, elle a en projet une collection de science-fiction jeunesse ». Effectivement, cette collection s’appelait à l’époque « Jeunesse poche Anticipation »,  dans un secteur de poches jeunesse qui se conjuguait en policier, aventure et espionnage. Donc je l’ai adressé  à Tatiana Rageot. Surprise, 15 jours plus tard, appel : ça m’intéresse. Convocation et j’ai appris que ce texte relevait de la littérature jeunesse. Pour le publier, Tatiana Rageot a eu des exigences : il fallait que ce soit plus court, plus simple, il y avait des scènes, des descriptions à enlever, des dialogues à simplifier. Je me suis trouvé coincé en me demandant si je devais obéir. Voilà comment je suis entré en littérature de jeunesse et voilà comment j’ai appris que j’étais un  auteur jeunesse sans le savoir.

 

Jean-Daniel Remond - C’est une sorte d’entrée en religion.

 

Christian Grenier - C’est une entrée en religion, et mes collègues à l’époque jugeaient bien entendu que ce n’était pas de la littérature, de même qu’ils jugeaient que Jules Verne qui a toujours écrit en fait dans des collections jeunesse n’était pas un vrai écrivain. C’est la raison pour laquelle Jules Verne n’est toujours pas dans le Lagarde et Michard. Je vous signale que les deux grands absents du Lagarde et Michard XIXe sont quand même Jules Verne et Alexandre Dumas, excusez du peu. Par contre, on y trouve Eugène Fromentin qui est un grand auteur mais bien moins connu qu’eux.

J’aimerais revenir brièvement aux définitions de Christian Poslaniec, qui est très courageux  d’essayer de les donner, et je le dis sans rire. Je me suis moi-même lancé dans la définition des littératures de l’imaginaire et de la science-fiction et ce n’est pas une petite affaire. Ce titre paru il y a trente ans chez Rageot était un roman difficile, de la science-fiction sur le plan scientifique, avec une triple narration : on était dans trois endroits différents, un petit peu à la manière américaine. Par ailleurs les héros étaient tous des adultes, ils étaient jeunes, mais il n’y avait pas un seul enfant. Un peu plus tard, j’ai écrit un autre livre chez Rageot, il n’y avait pas non plus d’enfant et la structure était aussi complexe. La machination, mon troisième roman, pose encore plus de problèmes parce qu’il est construit à partir d’un immense flash-back. Les cent premières pages sont le cœur du roman, la deuxième partie est la première en réalité. C’était en 72, il y a plus de trente ans, et ce texte est encore au livre de poche jeunesse. Le héros est président du monde unifié et il n’a pas douze ans et demi, il n’a pas un seul enfant. Je pourrais multiplier les exemples puisque aujourd’hui j’écris chez Rageot des romans policiers dans lesquels on voit une enquêtrice ou  un adjoint qui ont 25 ans, un autre personnage qui a mon âge. Il n’y a pas d’enfants et je pense que les critères évoqués tout à l’heure par Christian Poslaniec ne sont pas toujours vrais.… C’est plus complexe que cela. Je pense que si je suis auteur jeunesse aujourd’hui, si je le reconnais, si je me reconnais dans cette littérature particulière presque malgré moi, c’est parce que il y a sans doute un certain élan dans ce que j’ai créé, et parce que je crois que les textes jeunesse ont une sorte de moteur jeunesse. Cette littérature est tournée, sinon vers l’avenir, du moins vers un questionnement. C’est une littérature qui relève sans doute du roman d’apprentissage au sens large. Tout roman est certes un roman d’apprentissage, mais il y a un élan dans ces textes dans lesquels je me reconnais. Dans la littérature vieillesse (sic), on a une sorte de nostalgie d’arrêt sur images, de retour en arrière. Les critères de Christian sont fréquemment présents, mais je pense que l’élan est indispensable pour définir la littérature jeunesse.

 

Jean-Daniel Remond - Christian Poslaniec voulait réagir … Puis on va demander au public de poser les questions

 

Christian Poslaniec – Oui, je voulais dire que les critères que j’ai donnés portent sur des centaines d’œuvres et c’est le résultat d’une recherche. J’ai fait une thèse là-dessus, ce ne sont pas et je l’ai dit tout à l’heure des critères qui correspondent à toutes les œuvres. Je pourrais moi-même citer un certain nombre d’œuvres qui  n’entrent pas apparemment dans ces critères, mais c’est le « apparemment » qui est intéressant. Quand Christian dit - et je trouve que c’est très démonstratif : « Moi j’ai écrit pour les adultes parce que j’avais 25 ans, j’écrivais de la littérature », ça veut dire que le lecteur qu’il avait en tête n’était pas un enfant… Quand on analyse les personnages qui sont supposés ne pas être des enfants, on découvre souvent que ce sont des enfants dans les livres, Dans les bouquins de Christian Grenier, que j’ai presque tous lus, son héroïne adolescente réagit comme un enfant presque tout le temps, et mes personnages adultes aussi. C’est pour ça que des personnes extérieures peuvent dire qu’il s’agit de littérature pour la jeunesse, alors que l’auteur n’a pas conscience d’avoir écrit pour les enfants. Ecrire pour les enfants, ce n’est pas se réduire la tête en se disant : « les enfants sont des cons et donc il faut que j’écrive quelque chose d’extrêmement restreint, de simple ». J’ai bien précisé l’emploi de structures simples, ce n’est pas du simplisme et il n’y a rien de plus complexe que de relier les personnages à une idéologie sous-jacente à une époque. Ceci étant, dans le vaste champ de la littérature, il y a des sous-champs qui sont globalement définissables. Tout à l’heure, Jean-Philippe ironisait sur le thème : « Y a-t-il une littérature pour les vieux ». Je réponds oui.  Tout le monde sait qu’il y a un sous-champ de la littérature destiné aux  femmes, où on trouvera Harlequin pour les adultes et « Cœur Grenadine » pour les jeunes. D’ailleurs il y a même tellement de critères que l’éditeur fournit ce qu’on appelle une bible, de tout ce dont on doit tenir compte quand on écrit en fonction de tel ou tel public… 

 

Jean-Daniel Remond - Un petit point de Christian Loock ?

 

Christian Loock - C’est pour revenir sur ces critères. Je suis complètement d’accord et je ne vais pas discuter longtemps de cela. Effectivement la majorité des livres que l’on peut trouver sur le marché correspondent à ces critères. Cela dit, j’ai quand même l’impression que chez les auteurs il y a peut-être un besoin de les dépasser. Demain, j’anime un débat entre Isabelle Chaillou et Amélie Sarn-Cantin et les récits qu’elles proposent ne sont pas simples du tout. Si vous prenez Le dernier défi d’Isabelle Chaillou, c’est un récit à plusieurs voix, dans lequel la chronologie est en plus complètement bouleversée. On retrouve pratiquement le même procédé chez Amélie Sarn-Cantin. Je m’aperçois que toutes les deux procèdent du même désir de casser le récit pour attirer l’attention du lecteur sur autre chose que l’intrigue. Il y a un récit d’accord, mais faire de la littérature d’une certaine façon c’est casser le récit, parce que le récit c’est toujours un peu la même chose…

 

Christian Poslaniec - Moi j’ai trouvé une autre structuration que j’ai appelée « la double postulation de la littérature de jeunesse », c’est-à-dire que, selon l’image de l’enfant qui transparaît à la fois dans la tête de celui qui l’écrit et dans la tête d’un certain nombre de médiateurs, les livres offrent ce que j’ai appelé une postulation ouverte ou une postulation fermée. La postulation fermée se réfère en gros à l’image de l’enfant qu’on avait encore au XIXe siècle, et ça se sent dans toutes les structures. Les personnages ont une ambivalence très morale dans ce cas-là, les figures de style se réduisent à des petites chansonnettes, des petites ritournelles. Tandis qu’en postulation ouverte, au contraire, on rejoint ce qu’Umberto Eco appelait l’œuvre ouverte, c’est-à-dire une œuvre qui offre au lecteur plein de portes à ouvrir, plein de blancs, au sens que leur donnait Iser. De toute façon, l’envie de tout écrivain - et c’est pour ça que je ne tape pas sur ma voisine quand elle parle des « jeunes écrivains » par opposition implicite aux « vieux écrivains » ! - est toujours un désir de transgression. Il y a un désir d’être reconnu, en s’insérant dans les formes qui sont valorisées à une époque donnée, et en même temps ce désir anarchiste de l’écrivain de faire exploser les structures. On est pris constamment entre cette double postulation.

 

Charlotte Ruffault - Le jeune écrivain n’a pas tout à fait la même culture de lecture que l’écrivain de plus de 35-40 ans… En face d’un écrivain, un éditeur parle de beaucoup d’autres choses que du manuscrit en cause. Quand il trouve un manuscrit troublant, il commence à sonder l’auteur : « Mais comment avez-vous fait ça, pourquoi… etc. ». Et très spontanément, l’auteur livre les œuvres qu’il a lues, qu’il a appréciées. J’ai dû récemment m’enfiler un paquet de mangas pour essayer de comprendre un manuscrit d’un jeune écrivain. Il était bourré de références à une culture que je n’ai pas du tout. Alors quand je parle des auteurs qui viennent avec des œuvres qui nous étonnent, nous qui n’avons pas leur âge, ce n’est pas seulement par opposition aux vieux, c’est parce qu’ils n’ont pas la même culture. Ils ont une culture cinématographique, télévisuelle, BD, que je n’ai pas aussi spontanément, ou aussi fortement qu’eux.

Dans le public - J’aimerais savoir si cette question est une question française. Est-ce que par exemple en Angleterre, dont Madame parlait, il y a cette différenciation, ou est-ce que ça se pose différemment ?

 

Charlotte Ruffault - C’est très différent, parce que l’histoire de l’enfant et de la famille dans la culture anglo-saxonne n’est pas du tout la même qu’en France, voire dans les pays latins.

Le sentiment que j’en ai, pour m’en être un peu approchée, c’est que l’enfant est un être adulte, ce n’est pas du tout un enfant que l’on protège. On parle pratiquement d’égal à égal. Il n’y a pas de pédagogisme a priori dans la littérature anglo-saxonne. C’est une littérature qui est très narrative, on raconte des histoires. Le merveilleux fait partie de la littérature anglo-saxonne, profondément, culturellement, et ce n’est pas le même merveilleux que celui que nous avons nous, dans notre culture.

 

Dans le public – Récemment, j’ai lu un livre de Ben Rice, Pobby et Dingan. Le libraire me l’a présenté comme un livre adulte, puis il m’a dit : « Vous ne pensez pas que ça pourrait s’adresser aux élèves de collège ? ». On a vraiment une différence d’appréciation…

 

Charlotte Ruffault – Dans les pays anglo-saxons, ça s’appelle le cross over et ça consiste à publier le même livre en secteur adulte et en secteur jeunesse. ça démarre en France et le premier à l’avoir fait, je pense que c’est Gallimard avec Le clan des Otori. ça va arriver de plus en plus souvent parce qu’on on vit sous une influence largement anglo-saxonne. Christian ne dira peut être pas ça, surtout au niveau de l’accès à la dramaturgie. Je crois que les Anglais ont beaucoup apporté aux enfants de ce point de vue-là, et maintenant ils sont moins naïfs que nous.

 

Christian Poslaniec - En Grande-Bretagne, la littérature de jeunesse a commencé un siècle avant la France. Et dès le départ, on ne séparait pas le lecteur adulte et le lecteur enfant. Il y a même eu une universitaire anglaise qui a écrit The narrator’s voice, un livre sur la voix narrative dans la littérature pour la jeunesse anglaise. Elle montrait qu’il y avait une double voix narrative : une qui s’adressait aux adultes, et l’autre aux enfants. Elle disait en gros « on a l’impression dans ces romans, que le lecteur adulte lit par dessus l’épaule de l’enfant ». C’est vraiment l’impression que ça donne, et c’est une tendance qu’on a un peu reprise en France, mais récemment, depuis 75. Avant, on ne nous aurait pas autorisés à le faire parce qu’on avait une idée assez close de l’enfant. Maintenant, un des facteurs de l’ouverture des éditeurs et des auteurs, c’est d’arriver à cette double voix narrative en direction des enfants et des adultes.

 

Dans le public - Je voudrais apporter une précision sur la conception qu’on a de la littérature de jeunesse au Québec, où tout dépend de la destination. Cela veut dire qu’on considère qu’un livre appartenant à la littérature de jeunesse a nécessairement été écrit par un auteur qui, au départ, a été contacté par un éditeur, qui lui a demandé d’écrire un livre destiné à ce public.

 

Charlotte Ruffault - Ce sont obligatoirement des œuvres de commande ?

 

Réponse - Beaucoup sont des œuvres de commande. C’est-à-dire qu’on se spécialise. Donc le problème des frontières ne se pose pas ! J’ai même parfois tendance à penser que le problème des frontières en littérature de jeunesse est spécifiquement français. Au Québec  il n’y a pas de problème : vous êtes auteur pour la jeunesse, point à la ligne !

 

Christian Poslaniec - Il faut ajouter qu’au Québec, il y a un protectionnisme en matière de littérature de jeunesse. Par exemple, il y a une revue qui est éditée par le ministère de l’Education nationale là-bas et qui s’appelle Vie pédagogique. Il y a des prix qui sont organisés, et c’est toujours à partir des ouvrages québécois, il n’y a jamais d’ouvrages français qui pénètrent dans ces prix. Et vous avez raison de dire que ce sont presque des œuvres de commande, au sens presque caricatural du terme, et on le sent quand on les lit. Ce sont presque toujours des œuvres fermées, sauf depuis deux ans, où on constate un début de d’ouverture. Comme par hasard, ça correspond à une internationalisation des œuvres québécoises.

 

Christian Loock – J’ai lu quelques études sur la littérature de jeunesse canadienne, et effectivement on a l’impression qu’il y a une fonction éducative très forte chez eux et que les auteurs canadiens n’ont pas les mêmes ambitions que les auteurs français. Ils acceptent très bien par exemple d’écrire des romans miroirs pour aider à la construction de la personnalité.

 

Dans le public- Vous parlez beaucoup de la frontière entre littérature jeunesse et littérature pour adultes. Je me demande si la question n’est pas posée un peu à l’envers. Quand j’étais adolescente, je lisais beaucoup de livres pour adultes, tout simplement. Et je ne me demandais pas si c’était un livre destiné aux moins de 18 ans. Si j’ai bon souvenir, dans la littérature, il y a beaucoup d’auteurs qui racontent que quand ils étaient petits, leur plaisir c’était de piquer les livres à Papa et à Maman, et discrètement de lire des choses qui ne leur étaient pas destinées.

 

Charlotte Ruffault - A l’adolescence, on l’a bien dit, il n’y a plus de frontière ! On va parler demain de ces notions de frontières : est-ce qu’elles existent ou est-ce qu’elles existent pas ? En réalité, un très bon lecteur s’échappe quand il veut du secteur jeunesse. Il peut y revenir aussi ! C’est le particularisme de la littérature jeunesse : l’oubli de la sexualité, la terreur de la mort. Eros et Thanatos en sont absents, ou très peu présents, et je comprends très bien que les adolescents n’aient qu’une envie, c’est d’aller les chercher ailleurs !

 

Jean-Daniel Remond - J’aimerais poser aux intervenants une question qui me taraude depuis tout à l’heure : est-ce que vous sentez une évolution ou pas en terme de lecture jeunesse aujourd’hui ?

 

Charlotte Ruffault -  Oui bien sûr ! Depuis presque trente ans que je suis dans le secteur, ça n’arrête pas de bouger. C’est ce qui fait que je suis encore là ! Oui, ça a énormément changé. Les lecteurs d’abord, j’ai l’impression qu’ils sont devenus comme les adultes : ils achètent ou ils s’approprient, mais je suis pas certaine qu’ils lisent jusqu’au bout tout le temps ! Mais il y a d’excellents lecteurs, et je les trouve très pertinents, très critiques, très précis. Très bien formés aussi. L’école a fait un travail formidable auprès des enfants, elle en a fait d’excellents critiques littéraires, parfois bien meilleurs que les adultes ! Je suis émerveillée, quand je vais dans une classe de 6e en fin d’année, ou en 5 e, de la pertinence du regard sur un manuscrit. On a fait des tests, quand j’étais à Bayard. On avait créé des comités de lecture dans des classes et ça a été un voyage d’un an merveilleux ! Ils m’apprenaient des choses, notamment sur l’analyse dramaturgique, que je ne connaissais pas. Il y a vraiment eu un travail de l’Education nationale sur le texte, dont je n’ai pas bénéficié en tant qu’élève quand j’étais petite. Je découvre que plein de gens de mon âge n’ont pas eu du tout ce regard-là. A cause de cette énorme évolution, de la très bonne formation du lecteur, je ne fais pas du tout partie des pessimistes. Je crois qu’il y a beaucoup d’enfants qui ne demandent qu’une chose, c’est de lire. Le livre est très protégé et les enfants ont vraiment découvert que c’était possible.

Le point de vue de l’enfant non lecteur a été un peu remis en question par Chair de Poule, qui a montré que les enfants pouvaient « techniquement » aller au bout d’un livre. C’est formidable pour un très mauvais lecteur d’aller au bout d’un livre. Après, ce qui fait aller vers le livre, c’est une autre aventure, mais il y a de plus en plus d’enfants qui sont dans cette aventure. D’ailleurs les chiffres le montrent. Nous sommes le secteur de l’édition en France le plus en forme, celui qui domine totalement l’édition. ça prouve que ça va très bien  du côté des lecteurs !

 

Christian Poslaniec - Moi qui ai défendu à l’époque Chair de Poule comme indispensable, j’abonde tout à fait dans le sens de Charlotte. Je voudrais préciser que ce qui me paraît être à l’origine de cette évolution formidable, c’est d’avoir en partie démêlé les différents aspects du livre. Pendant longtemps on a tout confondu, mais un livre, c’est à la fois un support de lecture - et c’est à ça qu’on l’a réduit pendant des années - et une œuvre singulière qu’on ne trouve nulle part ailleurs et qu’on ne peut que difficilement comparer à d’autres. C’est en même temps un objet socioculturel, donc pris dans différents réseaux. C’est également un produit commercial. On ne peut pas aborder chacun de ces quatre aspects de la même façon. Considérer le livre comme un support de lecture ou une œuvre recouvre deux aspects antinomiques. Pour un support de lecture, on se moque de la qualité, du moment que les enfants vont jusqu’au bout. Ce qui compte, c’est le suspens, et de ce point de vue Chair de poule est extraordinaire. En revanche, en tant qu’œuvre, il faut arriver à trouver ce qu’il y a d’unique dans un livre, quelle que soit la qualité que vous lui attribuez pour l’extérieur, Sinon, ce n’est pas de la littérature.

 

Charlotte Ruffault – Il faut agir auprès des auteurs, des jeunes, des vieux, de tout le monde, pour tenter de proposer aux enfants quelque chose de varié, et qui ne vienne pas uniquement de l’univers anglo-saxon. Par contre, c’est vrai, il existe une pression qui s’appelle le marché. Nous sommes tous là à présenter nos livres aux libraires, mais les libraires ne peuvent pas tout vendre même s’ils ont élargi leurs choix. La bataille est très rude et c’est l’acheteur qui tranche, c’est vraiment le public qui choisit. Il y a beaucoup d’éditeurs, beaucoup d’auteurs énormément de gens qui ont très, très envie de venir se promener sur ce territoire, comme si c’était l’Eldorado. Je dis : danger ! Il faut du temps pour devenir écrivain, il faut un très bon lecteur en face de soi pour devenir un bon écrivain. Moi, je dis « Mettez un an à écrire votre texte, prenez le temps, je ne suis pas pressée de le publier »… Je crois qu’on est de plus en plus nombreux à le faire, à se dire qu’on ne va pas mettre sur la table du libraire quelque chose qui n’est pas totalement abouti, totalement réfléchi.

Il va falloir se bagarrer parce qu’on est nombreux, donc seules les œuvres qui seront soutenues vont sortir. Il y a mille façons de soutenir une œuvre aujourd’hui. Il y a la publicité que fait l’éditeur, mais on ne peut pas mettre de l’argent sur tous les livres.  Il y a aussi tout le public des passeurs qui, je l’espère, va rester vigilant, parce qu’on a moins le temps de faire passer des œuvres, on a moins le temps de les lire. Je suis catastrophée quand une bibliothécaire  me dit que nos quatrièmes de couverture sont moins bien qu’avant et qu’elle n’arrive plus bien à parler du livre. Je lui réponds que c’est beaucoup plus simple de le lire. Si elle me dit qu’elle n’a pas le temps, je pense que c’est dramatique, que quand j’étais bibliothécaire je lisais et que je continue à lire énormément. Oui, il faut prendre le temps, il faut lire chez soi. Non, on ne lit pas pendant le temps de travail. Il faut qu’il y ait des passeurs pour faire passer les œuvres qui sont sur la table et que personne n’a remarquées et que la publicité n’a pas fait vendre. Il faut que l’école, qui a un rôle fondamental en ce moment, maintienne jusqu’au bout ces œuvres dans la vie, dans l’histoire. Pour conclure, nous espérons que vous soyez ceux qui feront passer les livres.

 

Jean-Daniel Remond - Si vous ne saviez pas pourquoi vous étiez là, vous venez d’entendre le message.

 

 

 

Ecrit par cloock, le Dimanche 22 Janvier 2006, 22:24 dans la rubrique "Actualités".